Souvent, je me réfugie dans la poésie. La poésie diffère de la prose par ses images, par ses multiples interprétations possibles, par ce chuchotement intérieur qu’elle permet.
Récemment, par obligation au travail, j’ai eu à poser des gestes répugnants à mes yeux, à ma conscience. J’ai dû accepter de jouer le rôle répressif d’un sbire au service des dominants. Pendant un moment, j’ai dû, sous les ordres, mettre de côté mon intégrité sociale et servir de main-d’œuvre au bâillon.
Avais-je le choix? J’aurais pu le prendre ce choix mais la conséquence aurait été lourde. Trop lourde? Je ne sais pas car je n’ai pas pris le choix, j’ai obéi aux ordres.
***
Pendant quelques jours, la douleur que causait mon regard dans le miroir était atroce. Là, ça s’estompe mais mon intégrité est brisée, fendue, désintégrée. Il s’agit pourtant d’une valeur qui est fondamentale pour moi. En une heure, j’ai l’impression d’avoir piétiné ce que j’avais pourtant si chèrement gagné et protégé.
J’ai ragé beaucoup. Maintenant, j’ai l’impression d’être « deux »; l’ancien et l’actuel, et il ne s’agit pas d’évolution.
Bref, j’ai fouillé, cherché, lu; je me suis évadé entre les lignes de mes livres préférés, mes poésies. Anesthésié par le trop abondant houblon, picossant les mots et leur cherchant un sens personnel, peu importe. Baudelaire, Nelligan, Rimbaud, Verlaine, Rilke, Miron, Chamberland…
Cette fois, c’est Miron qui m’a parlé, parce que c’est de ça qu’il s’agit. Je lis et relis ces lignes depuis. Parfois elles m’apaisent, parfois elles font rejaillir ma colère et ma honte.
Aujourd’hui, prétextant maladie, je ne me suis pas présenté au travail. Dans la solitude et le calme de la maison vide, je pense. Je cherche. J’erre.
Comment, maintenant, est-ce que je vais pouvoir transmettre la fierté d'être intègre à mon fils?
***
Miron:
« Je parle seulement pour moi-même et quelques autres puisque beaucoup de ceux qui ont la parole se déclarent satisfaits.
VOYEZ LES MANCHETTES.Je parle de CECI.
Ceci, mon état d’infériorité collectif. Ceci, qui m’agresse dans mon être et ma qualité d’homme espèce et spécifique. En dehors tout ensemble qu’en dedans. Je parle de ce qui sépare. Ceci, les conditions qui me sont faites et que j’ai fini par endosser comme une nature. Ceci, qui sépare le dedans et le dehors en faisant des univers opaques l’un à l’autre.
ceci est agonique
ceci de père en fils jusqu’à moi
le non-poème
c’est ma tristesse
ontologique
la souffrance d’être un autre
le non-poème
ce sont les conditions subies sans espoir
de la quotidienne altérité
le non-poème
c’est mon historicité
vécue par substitution
le non-poème
c’est ma langue que je ne sais plus reconnaître
des marécages de mon esprit brumeux
à ceux des signes aliénés de ma réalité
le non-poème
c’est la dépolitisation maintenue
de ma permanence
or le poème ne peut se faire
que contre le non-poème
ne peut se faire qu’en dehors du non-poème
car le poème est émergence
car le poème est transcendance
dans l’homogénéité d’un peuple qui libère
sa durée inerte tenue emmurée
le poème, lui, est debout
dans la matrice culture nationale
il appartient
avec un ou dix mille lecteurs
sinon il n’est que la plainte ininterrompue
de sa propre impuissance à être
sinon il se traîne dans l’agonie de tous
(ainsi je deviens
illisible aux conditions de l’altérité
- What do you want? Disent-ils –
ainsi je deviens
concret à un peuple)
poème je te salue
dans l’unité refaite du dedans et du dehors
ô contemporanéité flambant neuve
je te salue, poème, historique, espèce
et présent de l’avenir
le poème, ici, a commencé
d’actualiser
le poème, ici, a commencé
d’être souverain »
Gaston Miron
Extrait de « Notes sur le non-poème et le poème »